• Juste imagine (stp) 4

     

    L’enveloppe est d’un format inhabituel. Minuscule. J’ai connement cherché une odeur à l’intérieur et sur le papier. J’ai senti l’encre, un peu d’humidité je crois, un truc proche de la forêt. C’est débile d’accord.

    Sanjati, trouver ce message de toi dans la boite aux lettres ce soir alors que cette journée m’a fait autant de peine, crois-moi, c’est de la lumière.

    Je n’ai pas sommeil, je n’ai pas faim, je n’ai pas de force.

     

     

    Les semaines passent, Laura vit toujours ici dans ma piaule, ma cuisine, le salon. Je divague comme un animal errant, paumé, entre ses effluves chauds et le froid de l’atelier. C’est un royaume Sanjati. Ça semble n’importe quoi, ça ne l’est pas. C’est vivre à ma manière. J’essaie de tout transformer, je sais.

    J’ai rallumé mon vieux poêle à bois, ça caille. Je porte deux pulls et ça gratte. Je ferai mieux de me taire, poser ce putain de stylo et cesser de foutre toutes ces lettres sous le tapis mais je crois qu’elles me tiennent en éveil. Je crois que je peux te convaincre, me botter le cul, tenir encore quelques mètres sur ce fil, à la frontière du réel et de l’ailleurs. Grace à ces lettres.

     

    Tu m’as envoyé cette missive Sanjati, après des mois de silence, justement aujourd’hui alors que les ténèbres allaient m’avaler. Aujourd’hui alors que ce soir, Sevan ne peut plus respirer seul, vissé à une machine médicale performante, son père effondré à ses côtés. Ce soir, alors que Laura est anéantie, endormie dans un sommeil superficiel, dans mon lit bien trop grand, et moi, sur le tapis, incapable de trouver les gestes, les mots pour elle, pour nous.

    Impuissant. Responsable aussi.

    Sanjati, de nulle part, à moi que tu ne connais pas, tu as envoyé une missive.

    Simple, pudique, efficace.

    As-tu pensé ce matin en te réveillant que quelque part dans notre pays devenu fou, tu allais ce soir rallumer dans le cœur d’un pauvre type épuisé, une lueur ( ?)

    Imagine.

     

     

    Après une première semaine de vacances avec mes gosses, à bouffer des pizzas, dormir dans le canapé, inventer des histoires au coin du feu, faire des batailles de neige et une deuxième semaine chez Madeleine au bord de l’océan, j’ai repris ce matin le chemin du foyer éducatif comme on dit.

    Repartir au boulot, entre les murs, derrière les verrous et les portes blindées alors que je m’étais écrasé dans le sable glacé durant des heures, ivre mort de l’écume salée, abruti par la force des vagues, le dos et les genoux flingués par des marches trop longues à vouloir atteindre l’horizon.

    Retourner bosser, après le sourire lumineux de mes gamins, leurs caprices, leur tendresse…un peu une torture, déjà une violence.

    Je vieillis et je suis atteint désormais en plein cœur. Ce boulot n’est plus pour moi. Avancer en âge, voir grandir mes propres gamins, vivre en sauvage, reprendre la peinture, boire des litres de thé a dû faire fondre mon armure. Je n’ai plus la force, je suis inconsolable désormais.

    Je déconne complètement. Je passe le portique de sécurité et je deviens un fantôme. Cela fait des mois que ça dure, des mois que je fais semblant, que je force.

    Me garer sur le parking, passer la conciergerie, saluer le directeur, les collègues, retrouver les gamins fracassés par des fêtes de fin d’année merdiques où ils n’ont rien eu d’autre à bouffer que du manque, de la violence, de l’absence. Tout devient noir.

    Presque. Pas complètement c’est vrai. Dans ma lutte, il reste cette force en moi. Je ne sais pas d’où elle vient, je ne sais pas comment elle résiste, mais elle m’offre chaque jour, un truc qui peut sembler anodin, un mot, un regard. Un détail qui me fait tenir.

    Aujourd’hui il ne s’agissait pas d’un détail. Aujourd’hui, je devais emmener Sevan pour un entretien préalable à un stage professionnel. J’en avais chié pour lui trouver le patron qui lui conviendrait. D’autant plus chié que Laura qui a réussi le miracle d’apprivoiser ce gamin, semaine après semaine, en lui tirant un par un les mots, les beaux mots, ceux qui nettoient, ceux qui font briller un peu, ceux sur la face cachée de son cœur griffé, m’avait demandé un stage en enluminure. J’en étais resté complètement scié.

    -         - Laura tu déconnes ou quoi ? Où veux-tu que je trouve ce genre de plan ? Enluminure et pourquoi pas broderie tant que tu y es ??

    -             -  C’est ton job Sam de les aider à grandir, à trouver leur voie, non ?

    -             - Hum…

    -          - Sevan est passionné par les vieux livres, aide-le. Il est capable, appliqué, délicat, il aimera l’enluminure, je le sais. Trouve un stage Sam s’il te plait…

    Elle souriait putain, de son sourire plein. Je la voyais revivre, là sous mes yeux, et ça valait bien que je me casse le cul à chercher dans toute la ville un putain de stage pour Sevan. Enluminure. Bon.

    Avec du temps et de l’énergie, j’avais trouvé. Et réussi à convaincre un patron, le directeur et le magistrat de lui donner sa chance dès le mois de Janvier.

    Et j’étais parti en vacances avec ça, ce plan en or pour Sevan. En plus, Laura était putain de fière de moi, ça se sentait dans sa manière d’effleurer mon regard avec son sourire.

     

     

    C’est pour ça, ce matin, même si je traînais mes pompes dans les couloirs et que j’avais encore une partie de moi dans les bras de mes gosses, et les vagues en furie, j’y croyais à cette journée de reprise. J’y croyais putain. Fort.

    Je n’ai pas remarqué les signaux de mauvais augure. Il n’y en a pas eu peut-être. Je ne sais pas. Je n’ai pas vu.

    J’ai passé la matinée à rédiger des rapports en retard. Je cumule parfois les écrits à l’arrache. Par manque de temps et d’organisation c’est vrai. Mais j’ai pensé qu’on était la nouvelle année, Janvier, alors j’ai décidé de faire un effort, j’ai mis à jour la paperasse, ça m’a pris presque trois heures.

    J’ai bouffé d’une pomme et un morceau de quiche au réfectoire, c’était bruyant, je suis sorti fumer. A 13h41 très exactement j’ai passé le portique de nouveau et je suis entré dans le hall d’accueil. J’ai aperçu Sevan assis bien sagement sur un banc, près d’une plante verte pas naturelle, il lisait. Un gros bouquin. J’ai pensé que c’était un trop gros bouquin pour un gamin aussi frêle. Il était à l’heure et m’attendait. Je me suis avancé :

    -         - Tu lis quoi ?

    -         - Des poèmes.

    -        -  Hein ?

    -         - Han Shan.

    -        -  Je ne connais pas.

    -       - C’est un ermite chinois, il vivait dans la montagne, il écrivait sur les troncs d’arbre.

    -         - Sérieux ?

    -         - Ouais. Laura me l’a prêté.

    -         - M’étonne pas.

    Il a esquissé un sourire. Léger. Crispé.

    Les bras de Sevan sont toujours bleus, parce qu’il se pince à longueur de journée. J’ai alerté la psy, elle m’a juste dit que c’était la partie visible du désastre. Je ne pense pas qu’elle ait cherché à me rassurer sur ce coup.

    -         - T’es prêt Sevan ? On y va ? Le RDV est à 14 heures.

    Il a refermé le livre, s’est levé.

     

    Tout me semble au ralenti maintenant que, plié en deux sur mon tapis et des crampes dans le bide, je t’écris mon souvenir Sanjati, mais ce fut très rapide, dans l’urgence même.

    L’urgence, la violence, et la folie.

    Je n’ai pas vu Allan arriver, je crois que mon attention a été détournée par l’appel du directeur qui au même moment faisait sonner mon portable. J’ai répondu. J’ai tourné le dos à Sevan et Allan. Peut-être quoi ? Une minute ? Quelques pas entre eux et moi ?

    Il n’y a eu aucun bruit Sanjati. Rien.

    Peut-on dégueuler sa propre haine, sa violence sourde en silence ?

    Oui. Allan lui, il peut.

    J’ai raccroché après un échange bref avec le directeur qui me convoquait pour 17 heures. Je fulminais car je ne débaucherai pas dans les temps pour chopper Laura à la sortie de sa séance chez le psy, et elle serait contrariée. Je me suis tourné, pas lentement pourtant, en vitesse normal.

    Mais trop tard.

    Sevan était à genoux, blême. Allan au-dessus de lui, une montagne, un sale rictus au coin de la lèvre. Je n’ai pas eu besoin d’intervenir. C’était trop tard. Je n’ai pas eu à les séparer, Allan m’a tendu l’arme. Un ciseau à bout rond. Les trucs qu’on donne aux gamins de maternelle, les trucs qu’on pense sans danger. Putain. Allan a quinze ans, son bras est aussi musclé que mes deux cuisses réunies, Sevan est aussi épais qu’une crevette anorexique. Tout s’est passé froidement, en silence. J’ai actionné mon biper pour déclencher l’alerte. C’était trop tard. Sevan avait déjà des cernes noirs. Et la terreur imprimait les traits de son visage fin. Il s’est effondré. J’ai pensé Il ne lâche pas le livre. Sa main était crispée dessus. Je l’ai mis en position latérale de sécurité, j’ai comprimé la plaie, je sentais l’odeur métallique, la tiédeur de son sang sur ma main. Tout devenait moite autour. Ça ne servait à rien la panique, je le sais. J’ai parlé doucement à Sevan alors que les collègues s’occupaient d’Allan et demandaient aux quelques gamins curieux et excités autour de nous de s’éloigner. J’ai demandé à Sevan qui était ce con de poète chinois et ce qu’il foutait dans la montagne. J’ai promis qu’on lirait le truc ensemble et que Laura allait adorer qu’il se balade dans les haïkus, c’est son truc les délires asiatiques. Il ne souriait plus mais un truc restait allumé dans son regard, c’est ça qui m’a tenu en éveil, c’est ça qui m’a convaincu de ne pas me taire, de lui parler encore, encore.

     

    J’entendais un sifflement inquiétant dans sa respiration et je perdais son pouls qui filait de plus en plus sous mon pouce. Ou alors c’est ma peur qui modifiait l’ensemble. J’essayais de ne pas penser à l’état de son poumon, de me rassurer sur le fait que les coups n’avaient pas été portés du côté de son cœur. Organe de vie. Amour. Cruel.

    Les pompiers l’ont emmené. Le directeur m’a demandé un rapport, j’ai eu envie de cogner. C’était inutile.

     

    J’ai rédigé une note, tremblant et fumant clope sur clope puis j’ai rejoint le bureau du boss. J’ai foutu le rapport sur sa table plaquage acajou et me suis permis de lui rappeler que j’avais signalé déjà à quatre reprises ces deux derniers mois l’instabilité d’Allan. Nous avions une expertise psychologique de ce jeune indiquant clairement le risque à l’accueillir dans un établissement comme le nôtre, sa place étant plutôt en service psychiatrique avec un traitement et des soins adaptés. J’ai dit ça calmement mais un truc partait en vrille en moi, un truc mauvais. Le directeur était lui aussi furieux, son ton glacial. Tous les deux je crois que nous avions mal et peur, sans vouloir l'admettre. Il a repris sur le manque de moyens, les listes d’attente en pédopsychiatrie, les conditions déplorables, les coupes de budget. Il n’accusait personne, simplement le système, mais qui est le système ? Qui est responsable ?

     

    J’ai fait mon job, j’ai signalé l’instabilité d’Allan, j’ai trouvé le stage pour Sevan, j’ai mis à jour ce matin mes dossiers, j’ai maintenu dans mon bide autant que j’ai pu durant des années une sorte de force animale, un instinct brut pour continuer le taf auprès des gosses avec bienveillance. Mais après ?

    J’ai mal.

    Je suis dans le système. Je suis responsable.

    Moi aussi.

    Responsable.

    Et j’en peux plus, je veux sortir de là.

    Je veux errer dans la montagne, comme Han Shan, je veux écrire sur le tronc des arbres.

     

    J’ai choppé Laura à l’arrêt du tram, j’avais une heure de retard, elle râlait. De la voir pester, sentir son odeur douce, ses sourcils froncés, son agacement ça m’a fait du bien, ça m’a donné un peu d’air.

    Pas longtemps.

    Son silence ajouté au mien dans l’habitacle étroit de la bagnole après que je lui ai tout raconté a fini de m’asphyxier. J’ai allumé la radio, incapable de trouver les mots, les gestes, la bonne idée pour nous sortir de là.

    Elle n’a pas voulu manger. Nous avons bu un verre, Peter nous tenait compagnie, je l’ai sorti pour une longue balade, je me sentais faible, mais marcher rend fort.

     

    Pourquoi me suis-je arrêté devant la boîte aux lettres au retour alors que classiquement je m’en fous, alors que depuis des semaines je n’avais plus aucun espoir de recevoir de tes nouvelles ?

    Parce qu’aujourd’hui j’étais un peu mort. Je crois que c’est ça. J’avais de la terre sous les ongles, des crampes au mollet, des éclats d’obus dans le ventre. J’avais fait ce vœu sans même oser le dire. Découvrir que quelqu’un, quelque part puisse avoir l’audace, le courage, la délicatesse de m’offrir quelque chose de beau. Au cœur de ce monde fou de rage, dans le froid glacé de la nuit de Janvier, sous le regard de l’ange de la mort, j’ai décacheté l’enveloppe. Une œuvre d’art, un don de soi, même infime, peuvent-ils colmater en silence les blessures profondes d’un cœur ?

    Oui.

    Ton dessin à l’encre de chine, sur ce carton blanc.

    Simple, juste, percutant.

    Précieux.

    Et trois phrases d’une écriture fragile et puissante :

    Merci de votre lettre Samuel.

    Dessiner est votre don, votre force, un aveu, ne cessez jamais de l’invoquer.

    Ne gardez que l’essentiel.

    Sanjati

     

    Aujourd’hui j’ai cru crever Sanjati, j’ai failli perdre l’espoir. Je te confie cet aveu, j’avais le cœur au bord des lèvres, la peur poisseuse collant à ma peau, un gout de haine presque, une envie de cogner plus fort.

    Je le sais, la haine appelle à la haine. La folie. La violence extrême.

     

     

    Un seul jour, un seul mec, paumé dans la nuit, saturé d’angoisses, de tourments et à la fois, tiré vers la lumière. Tiré par son clébard au bout du sentier, tiré par une missive anonyme, un débris de miracle.

    Un jour un seul, et coup sur coup, deux actes gratuits.

    D’un côté la mort, de l’autre la vie.

    L’un ne peut avoir de sens sans l’autre c’est vrai.

     

    La réponse à la rage de ce monde furieux est dans l’acte tout con, tout simple du don de soi. Je le sais. Tous, nous le savons, c’est gravé sur nos cœurs.

    Tous, nous avons tendance à l’oublier et nous déconnons, nous basculons.

    Pas chaque fois. Tant mieux.

     

    Tu as dessiné à l’encre de chine cette montagne enneigée, pour moi. Tu as écrit trois phrases. Tu m’as tendu une main, la tienne. Tu as touché mon cœur. Nous avons besoin que cet organe cesse de brûler, il nous faut en prendre soin, sans l’éteindre. Chercher les neiges éternelles, les silences, les vents contraires, l’opacité de la brume, l’écume blanche.

     

    Imagine.

     

    Nous sommes toi & moi sur un fil, à la frontière du réel et de l’imaginaire.

    Imagine.

    Et.

    Suis-moi (stp)

     

     

    Samuel

     

    (stp) 5/5

    Mountains of the hearts - Kyôchûzan


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