• Sanjati 1

     

    Je suis sans mot et sans nouvelle. Les mois passent. Je n’ai pas su te convaincre de m’écrire et parce que mon cœur est un peu foutu à l’envers, cela me préoccupe vaguement (avec le ressac, l’écume et le sel). Oui vaguement, comme vagues.

    En va et vient.

    J’avais cet espoir (dingue je sais) que tu m’écrives encore. Et encore.

    J’ai pas frappé assez fort dans nos songes. Ou à l’inverse, j’t’ai foutu la trouille à trop vouloir savoir à quoi tu penses.

    Des gars comme moi qui gribouillent au bic cristal sur des carnets spirales rêvant à un autographe de toi, j’pense que t’en croises à la pelle. N’empêche que j’ai le droit. Rapport à cette nuit-là, où j’ai découvert ton taf au fusain à la galerie, et qu’une partie de moi est restée en suspens, qu’il y a eu cette fissure, ce début d’un truc qui implose dans ma tête. Rapport au fait qu’après on s’est croisé, on a échangé ces quelques mots qui m'ont guidés sur le sentier.

    Rapport à tout ça, ouais, j’ai le droit de rêver.

    Tu ne t’es pas étalée pourtant. Tu m’as offert, en toute simplicité, un petit paquet de phrases qui te semblaient l’évidence même. Tu n’as pas déballé grand-chose à ton sens mais pour moi c’était d'un nouveau genre. Ce qui a suffi à faire repartir mon mécanisme intérieur. Faire que j’ose reprendre enfin mon HB, un bout de papier blanc et dessiner. De nouveau.

    Comme avant.

    Avant ma peur.

    Je t'ai écrit ensuite pour te remercier et que tu restes dans ma vie. Telle une ombre ou un fil de soie, une nuance, un sentier. Je n'arrive pas à t'expliquer. Les mots ne viennent pas bien pour écrire ce que je ressens. L'importance, et finalement l'insignifiance de tout cela. De cette fugitive rencontre de toi et moi.

     

    Tu n’as pas répondu à ma lettre. Normal. L’inverse aurait été dément. Sérieux, si je me pose quelques secondes sur mon délire, je réalise ma connerie.

    Qui fait ça encore de nos jours ? Ecrire une lettre manuscrite à une célèbre artiste qui nous est totalement inconnue, coller un timbre dessus, la balancer dans la boite jaune et attendre en retour une réponse.

    C’était sans doute trop ringard ou cavalier cette manière de t’écrire. Et naïf aussi c’est vrai. Parfois ça me rend triste de sentir que la naïveté n’a plus sa place. Je veux dire comme un truc de spontané, de simplement beau. Je suis tombé à côté putain, complètement. Et tant de fois.

     

    L’océan se retire à mes pieds glacés. C’est un peu comme s’il était le géant et moi le petit grain paumé. Cela ne me pose aucun problème. Au contraire, c’est attirant je trouve. Absorbant. Enivrant. Universel.

    Des enfants crient au loin parce que la morsure des vagues gelées les pétrifie de joie.

    J’aime être ici. J’avais besoin de ce lieu. M’y retrouver.

     

    Je me suis réfugié chez Madeleine. C’est les vacances scolaires et c’est pas mon tour dans le calendrier cette fois, les enfants sont partis avec Elsa.

    Mon voisin Charles est en séminaire.

    Ma sœur me trouve lourd et triste à chier, elle ne veut pas de moi dans son deux pièces parisien.

    J’ai lu dans une revue que tu étais toi retournée dans ton pays. La Croatie. J’ai regardé sur mon Atlas, j’ai tracé le chemin du bout de l’index, c’est pas vraiment tout près, mais pas si loin à l’échelle de ton talent finalement.

    J’aime être seul c’est vrai. Pas qu’on m’abandonne.

    J’ai jamais trop pigé cette histoire de vacances. Tout le monde se casse en même temps. Et ceux qui restent ? Ceux qui restent, se sentent un peu cons. Un peu tout seuls. Beaucoup moins que rien.

    Alors j’ai fait comme la meute du coup, j’ai rempli un sac avec trois fois rien, pris ma bagnole, départ, traversée du pays en huit heures.

    Voilà.

    Je me suis réfugié chez Madeleine au bord de l’océan. Ma montagne semblait bien trop vide.

    Je veux dire, quand la douleur m’attrape de cette manière, je pars en refuge et c’est chez elle que j’atterris parfois. Non, souvent. J’atterris sur son seuil, le sac sur mon dos, à moitié con, totalement largué et ivre mort aussi.

     

     

    J’ai tiré la cloche au-dessus de la porte de guingois. Les volets bleus sont bouffés par les embruns, le jardin rappelle un petit cimetière à l’abandon.

    Madeleine fatigue je crois.

    J’ai trouvé pourtant que l’âge qui avance lui va merveilleusement bien, lui avait encore adouci le visage et le sourire. Je l’ai tenue contre moi, j’ai embrassé sa joue, eu envie d’y rester collé pour l’éternité. J’aime les rides douces et le duvet délicat sur sa peau. Avec son rire aussi, et ses petits pas dans le couloir sombre, les chats zigzaguant entre ses tibias fragiles. Elle m’a servi la Ricorée dans un verre en pyrex, ça m’a brûlé le bide. Des petits cristaux de sel se sont bataillés sous mes yeux, j’ai pensé à un délire de ma part, mais Madeleine les voyait aussi, ça nous a fait sourire.

    J’avais l’impression d’être crade et que l’océan m’appelait. Je comprends en te l’écrivant que cela soit prétentieux, l’océan n’appelle jamais personne c’est vrai. Enfin…je rêvais que l’océan ne m’appelle, ou que toi tu m’écrives, ou de serrer mes gamins contre moi, ou simplement dormir. Oui dormir. Peut-être.

     

    Madeleine m’a envoyé à la douche. Elle a précisé que cela me ferait du bien. Je pense qu’elle faisait allusion au fait que j’étais stone. Ou un peu dégueu. Ou alors trop somnolant pour une fin de matinée ensoleillée. J’y suis allé sans discuter. Avec Madeleine, j’ai environ six ans, j’obéis sans trop déconner.

    Elle en a profité pour m’ouvrir des huîtres et me couper de belles tranches de jambon cru. Elle m’a accordé un verre de blanc à vous déboucher les chiottes publiques de la plage du Bouil. Un seul verre heureusement, au deuxième je serai mort, les tripes désagrégées par son pinard. Elle a demandé des nouvelles des gosses. J’ai eu envie de chialer et lui répéter en boucle que leur absence me défonçait le crâne en permanence, mais je pense qu’elle m’aurait gentiment mais fermement rappelé les conditions du divorce, et ma responsabilité dans tout ce désastre familial. Madeleine ne mâche pas ses mots, ne m’épargne pas.

    Mon refuge.

    Mon bourreau.

    Mon refuge.

    J’ai répondu qu’ils vont bien, qu’ils sont beaux. Beaux et forts comme leur mère. Heureusement épargnés par mon spleen, obligés seulement de me supporter un week-end sur deux. Couverts de doré et à ras bord des rêves les plus fous. Invincibles. A l’âge où tout commence, tout est possible encore, où leurs mèches rousses dans mon cou, lorsque nous sommes tous les trois collés dans mon pieu la nuit, sont une caresse qui signe l’arrêt de mon cœur et son redémarrage en trombe à la fois.

    Ensuite, Madeleine a demandé pour le boulot. Là j’ai eu une petite fenêtre pour me plaindre. Je n’ai pas dit grand-chose mais quand même que nos conditions ne s’améliorent pas des masses à la maison d’arrêt pour mineurs et que aussi la souffrance de ces mômes, à force, ça m’absorbe, ça me mine, j’sais pas.

    On ne peut pas sauver tout le monde tu le sais bien Samuel qu’elle a dit Madeleine.

    Elle a des phrases toutes faites comme ça Madeleine, qui peuvent te repêcher ou te noyer, faut voir dans quelle humeur tu te trouves lorsqu’elle te les balance.

    Là ça pouvait aller. Je suis juste resté à la surface de l’eau. Là où les courants se croisent, que c’est dangereux mais pas foutu encore.

     

    Est-ce que c’est ça qui me bouffe ? Que ces jeunes crèvent la peur et la violence accrochés à leur ventre face à moi, témoin impuissant de ça ? Ou bien c’est le bruit des verrous, des clés, des fermetures automatiques, l’injustice, l’inégalité des chances ? C’est quand je plonge parce que j’me sens en partie coupable du simple fait que moi, chaque soir, je sors alors qu’eux, ils restent ?

    J’ai pas dit à Madeleine que j’en suis à mon deuxième avertissement du directeur, et qu’au troisième je prends la porte. Parce que comme tous ces gosses je crois bien que c’est ça que je cherche à faire…franchir la limite. Aller me frotter au vide. Le trop plein j’en peux plus. J’suis saturé, je dégueule par tous mes pores de trop de mots, trop de violences, trop de gens, trop d’émotions, de cauchemars, de négociations, de face à face avec les juges, d’espoirs foireux, de mauvaises directions. Je veux que demain m’arrête. Demain ou le règlement intérieur de la maison d’arrêt que j’ai déjà par deux fois relégué au dernier rang de mes préoccupations provoquant la fureur du directeur.

    J’ai besoin que l’on m’arrête.

    Ou que quelqu’un me tende la main.

    Je ne suis pas plus fort, pas plus grand, pas moins invincible que tous ces gamins. Mais prétentieux oui. La prétention de pouvoir les aider, leur dire comment faire pour s'en tirer, et me planter. Chaque fois. Me prendre le mur. Le même. Toujours le même. 

     

    Je déconne de t’écrire tout ce bordel Sanjati. D’une part de là où tu es, tout ce moche ne te concerne pas. D’autre part, t’as pas demandé de mes nouvelles, t’as pas donné des tiennes non plus, signifiant gentiment que nos échanges furtifs de la saison passée devaient s’arrêter là.

    Mais.

    Je suis un naïf. Je suis guidé par mes songes. J’essaie d’aller là où les cristaux de sel semblent m’appeler. Je prends les sentiers à l’envers. Je pardonne trop vite. Je tombe dans le néant. Je t’écris. Je caresse la cime et l’écume comme s’il s’agissait d’essuyer des larmes. Et ça tombe sur toi Sanjati. Pour une histoire banale d’émotion artistique. Pour quelques toiles au fusain qui se sont accrochées de leurs griffes sur la face cachée de mon cœur trop plein. Pour une poignée de phrases que t’as balancées à mon intention dans le souffle de ton haleine douce et légèrement anisée lors de ce vernissage nocturne. Pour la beauté et la signification de ton prénom aussi.

     

    Tu dois me trouver bien morne et vide comme gars.

    Le gars qui s’accroche comme ça, à ses songes. A une artiste et ses œuvres, voyageant à travers le monde, alors que lui, reste enfermé dans sa montagne, à bosser derrière des barreaux. Le gars qui s’accroche à un truc qu’il est le seul à avoir ressenti. Le gars qui se contente de gribouiller trois crobars en cachette parce qu’il ne peut pas trop empêcher que ça sorte de lui mais qui, en même temps, est terrifié de se laisser aller dans cette voie. Le gars qui se réfugie chez une mémé, et nage à contre-courant dans l’océan glacé pour s’anesthésier.

    C’est vrai que vu de loin, c’est triste à chier. Mais à vivre du dedans non. Du dedans c’est un frôlement. Une rencontre. Une lueur. Un trait d’union.

    Et au final, qu’importe le temps qu’elle a duré. Elle a eu lieu. Cette furtive occasion.

    J’en suis heureux.

     

    Je t’écris cette lettre et je voudrai qu’elle ne soit pas la dernière. Sauf que je ne vais pas trop jouer au con (con dans le genre niais, un peu benêt, lourdaud), et ne finalement rien t’envoyer. Plutôt faire demi-tour, passer par la plage, m’y traîner des heures, admirer le soleil se casser la gueule dans la flotte salée. Sourire comme un âne devant l’immensité et la beauté du truc. Pardonner encore qui je suis. Emmener Madeleine à la crêperie et boire du cidre avec elle. Me geler le cul sur le port en terrasse jusque tard dans la nuit et oser gribouiller quelques trucs dans un carnet. Ravaler ma montagne de doutes et colères pour m’en faire une armure entière. Attendre les sourires, le printemps et les fleurs.

     

     

    Madeleine fait des blagues, les bulles du cidre lui montent à la tête, elle titube un peu et s’accroche à mon bras pour ne pas quitter le trottoir. L’air est doux. Je la ramène au refuge. La nuit nous porte. La semaine sera belle, je vais repeindre les volets.

    Je continue de penser à toi vaguement Sanjati (avec le ressac, l’écume et le sel). Oui vaguement, comme vagues. En va et vient.

    Je garde précieusement cet espoir (dingue je sais) que tu viennes à moi de nouveau un jour. Dans une toile, un sms, une lettre, un cristal de sel. Peut-être.

     

    Quelqu’un dont tu ignores tout, au loin, pense à toi Sanjati.

     Et tu le devines.

     

     

                                            Samuel.

     

    Sanjati

     

     

     


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